Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 décembre 2018 7 09 /12 /décembre /2018 12:16

La première mission d’un militant politique est d’écouter les gens, surtout ceux qui sont en colère. Surtout pas de les fuir ni d’en avoir peur.
Samedi 8 décembre 2018, 15h30, rond-point de la Motte, à l’intersection de la voie rapide sud III et de la bretelle du Pont-Flaubert à Rouen. Environ 80 Gilets Jaunes présents ralentissent les véhicules à chaque jonction. Sur un tertre, un auvent avec une table propose de la nourriture et des boissons. Un brasero réchauffe les militants ; un empilement de palettes est embrasé. Le niveau sonore est élevé en raison des cris des GJ et des klaxons des camions. Lorsque je demande à voir le responsable, on me conduit à une dame assise dans un fauteuil pliant, Maryse. Autour d’elle, Jean, et Guillaume, trentenaire. Et d’autres GJ, qui écoutent la discussion en s’y mêlant parfois.
- Je viens vous voir pour écouter vos revendications…
- On les a déjà écrites et fait remonter au sommet !
Mais les cervelles se creusent et les langues se délient : une France plus juste, plus d’égalité, faire respecter la devise « Liberté, égalité, fraternité »… Que les travailleurs puissent vivre décemment de leur salaire. Partager les richesses. Que les profits ne passent pas avant les autres valeurs. Contre une élite avide de pouvoir et d’argent. Un pouvoir qui méconnaît le peuple (je cite)…
On parle de carburant et de voitures. La voiture hybride fournie par l’entreprise de Maryse consomme plus que l’essence. L’électrique n’a pas suffisamment d’autonomie, et la fabrication de ses batteries est polluante. Les lobbies du pétrole freinent le développement d’énergies alternatives… Les GJ sont conscients de la nécessité d’une transition écologique pour lutter contre le réchauffement climatique, mais se sentent les plus frappés : « 50 € d’essence en plus par mois pour un gars qui en gagne 5.000, c’est rien, mais pour un smicard, c’est insupportable, c’est un caddy de supermarché pour manger pendant une semaine. »
D’une façon générale, il y a une « collusion des pouvoirs ». Le mouvement durera jusqu’à la victoire. « Macron, démission ! » crie-t-on autour de moi. « Macron, qu’il dégage, avec tout son gouvernement de m… ! ». Je reste très calme et courtois.
Les slogans radicaux se mélangent avec des arguments multiples. Les services publics se réduisent, sont de moins en moins accessibles. Il faut une augmentation des salaires, et stopper celle des taxes. Il n’est pas normal de devoir mettre de l’argent de côté pour pouvoir vivre correctement à la retraite.
Un GJ s’indigne de ce que l’Élysée vende des objets, comme des mugs à 25 €, pour « faire encore rentrer de l’argent dans les caisses de l’État ». Ce qui déclenche une avalanche de critiques sur le renouvellement de vaisselle ou de moquette de l’Élysée « à prix d’or » : on n’en avait pas besoin, on aurait pu attendre. Je réalise soudain, par ces phrases étonnantes, qu’effectivement l’Élysée est « propriété du peuple » (et d’une façon générale tout ce qui est détenu par l’État), donc soumis à l’approbation du contribuable.
Certaines petites phrases du président ont été perçues de façon blessante, comme la recommandation de travailler pour pouvoir s’acheter un costume ou de traverser la rue pour trouver un emploi.
Les écarts de salaire entre un smicard et un Carlos Ghosn (facteur mille) sont jugés effarants, « sans aucun sens ».
Les différences (raisonnables) de salaire sont jugées « légitimes », mais chacun est pressurisé à son niveau par les impôts et taxes.
Les élus – ministres, députés – sont jugés déconnectés de la vie réelle et (par exemple) du coût des produits alimentaires, exemples confirmés par des anecdotes et sorties malheureuses à la télévision récemment.
Quelques piques sont adressées à notre député, que je ne relève pas.
La suppression de l’ISF n’a pas été comprise : quels bénéfices concrets, chiffrés, a produit cette suppression ? Même remarque est faite au sujet du CICE : que devient cet argent ? Là aussi, ce questionnement du contribuable semble difficilement pouvoir être balayé d’un revers de manche. Le GJ estime avoir financé le CICE avec ses impôts (ce qui n’est pas faux), donc il réclame des comptes sur la destination et les effets de la dépense.
On en revient au Smic, avec lequel il est « impossible aujourd’hui de vivre décemment », surtout après avoir payé un loyer de 600 €. Ou bien alors on s’exile à la campagne, moins chère, mais avec des frais de voiture et de carburant, en étant frappé en premier par la hausse.
Le fait qu’on puisse « être au chômage en gagnant plus d’argent qu’en travaillant » (je cite) est mal vécu. Il n’est pas normal, de plus, que des gens soient incités à ne pas travailler, car le travail est ce qui structure la vie du citoyen et donne un sens à sa vie (je cite).
Guillaume, avec son bac+2 a travaillé plusieurs années en étant rémunéré au smic, ce qu’il ne trouve pas normal.
« L’ancienne génération, ils choisissaient leur travail ; aujourd’hui, c’est le travail qui nous choisit », dit-il.
Les élites (économiques et politiques) ignorent comme il est dur de (sur)vivre aujourd’hui avec un smic.
Nous ne sommes pas contre l’impôt, mais pas trop ; il faut qu’il reste raisonnable, et nous permette de vivre avec dignité, en pouvant nous offrir un peu de loisirs.
Maryse m’explique que le Général de Gaulle pensait qu’une entreprise devait consacrer le tiers de ses bénéfices aux salaires, un autre tiers à l’investissement et un dernier tiers aux actionnaires, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui : les profits bénéficient plus aux actionnaires, ce qui prive les salariés d’argent à re-dépenser dans l’économie, d’où une asphyxie de l’économie et une impossibilité à sortir de l’endettement public.
Une caravane de cars de CRS, sirènes hurlantes, franchit le rond-point à toute allure. « Macron, démission ! » scandent les GJ, qui se replient un instant, craignant d’être délogés et gazés comme la semaine précédente. Mais la caravane s’engage finalement vers le Pont Flaubert et Barentin, où ça doit probablement « chauffer ».
- Le gouvernement a tout de même cédé sur 6 revendications, me permets-je de faire remarquer.
- La suspension des taxes n’est pas une solution, car leur application est simplement retardée à plus tard, m’explique Guillaume.
- Il faut aller chercher l’argent là où il est ! intime un voisin.
- Et vous, qui êtes-vous ? me demande-t-on ?
Lorsque j’explique que je suis un militant LaREM, il y a un blanc, le temps que les logiciels se recalent. Mais la discussion demeure courtoise, et les propos s’infléchissent un peu, dans l’idée que je peux faire remonter des choses aux militants et responsables de notre mouvement.
Les GJ regrettent qu’il soit nécessaire de descendre dans la rue pour que les gens en difficulté sociale soient entendus. Ils regrettent également d’entraver la circulation et de nuire aux ventes des magasins en cette période de pré-Noël.
Lorsque je suggère la possibilité de « plus de pédagogie », je me fais couper net : ce vocable est insultant pour eux, ils ne veulent plus l’entendre, car il insinue qu’ils sont des demeurés et ne sont pas en mesure de comprendre les tenants et les aboutissants de l’économie et de la politique. Je n’insiste pas. Peut-être ont-ils raison, d’ailleurs.
Maryse fait remarquer que, dans son malheur, le gouvernement a la grande chance de ne pas voir les syndicats réussir à s’allier entre eux, car alors, dit-elle, ce serait la révolte générale. « On est au bout d’un système économique et social ; même des experts américains le disent. Les gens travaillent, mais l’argent va ailleurs. C’est pour ça que les salaires sont aussi bas et que l’État est endetté. »
« Il est dommage que l’écoute des GJ par le gouvernement succède à la casse, comme s’il fallait attendre que les gens cassent pour qu’ils soient écoutés. »
Je sens que les GJ reprochent à EM d’aller trop vite et avec des œillères, comme un bulldozer, en balayant d’un revers de manche les objections, sans tenir compte des difficultés et souffrances du peuple.
Son profil, sa façon de s’habiller et de parler, surtout de façon tranchante et hautaine, passent mal ; eux qui sont ouvriers ou employés en souffrance sociale n’arrivent pas à s’identifier à lui.
Maryse conclut : EM nous a donné beaucoup d’espoir, un espoir de renouveau, une volonté de « casser les codes ». La déception est à la hauteur de l’espoir suscité, ce pourquoi « ça pète » aujourd’hui.
Guillaume revient sur l’ISF. Il a l’impression qu’EM favorise les riches. Il me rappelle que le « S » d’ISF signifie « solidarité », en l’occurrence solidarité avec les pauvres. Donc par quoi, par quelle solidarité envers les pauvres, l’ISF a-t-il été remplacé ? L’ISF n’aurait pas dû être supprimé avant que les pauvres soient aidés d’une façon ou d’une autre. Il y a de fait une certaine logique dans son discours. Surtout, dans son esprit, l’ISF a force de symbole, de symbole fort, plus que pour ceux qui ont décidé ou accepté sa suppression pour des raisons plutôt technocratiques.
Guillaume conclut en disant que les aides et les taxes doivent être équilibrées. Il reconnaît avoir bénéficié d’une baisse de 120 € de sa taxe d’habitation, mais a calculé que les surcroîts de taxe et de prélèvement (CSG) lui ont coûté plus de 120 €. Il s’estime donc lésé, et grugé par rapport aux plus riches, dont certains salaires sont effarants et indécents.
Macron paye pour ses prédécesseurs, remarque Maryse, honnête. « Pas de chance pour lui, mais c’est ainsi ».
Tous les propos rapportés ci-dessus ont été exprimés textuellement par des GJ ; je n’ai rien transformé.
En conclusion, tout au long de l’échange, d’un GJ à l’autre, certains points reviennent de façon récurrente, comme des leitmotivs :
- La suppression de l’ISF, précoce, a été perçue comme une préférence donnée d’emblée aux riches, avant que des mesures ne soient prises en faveur des plus démunis (alors que cet impôt consiste précisément en une « solidarité » à l’égard des plus pauvres) ;
- Des taxes supplémentaires dont on ne voit pas à quoi elles sont utilisées et où va l’argent concrètement – et sur lesquelles les contribuables ont pourtant droit de regard ;
- Des taxes supplémentaires alors que les services publics sont en régression. C’est illogique et contradictoire pour les GJ.
Dans l’entourage et parmi ceux qui prennent la parole, je n’entends pas d’allusions au RN ou à la FI, ni à MLP ou JLM. L’atmosphère est apolitique, avec probablement beaucoup de personnes abstentionnistes, qui se sont senties flouées par les partis de gouvernement successifs, et plus encore par le dernier en date, parce qu’il avait soulevé en eux beaucoup d’espoir.
Une deuxième caravane de cars de CRS passe, sirènes hurlantes, en direction du centre ville cette fois-ci.
Un GJ vient à moi en me tendant la main : je reconnais l’un des premiers marcheurs, avec lequel j’avais partagé le porte-à-porte de la « Grande Marche » en juin 2016. Nous sommes heureux de nous retrouver et d’échanger. Je lui donne des nouvelles de LaREM.
Il se met à pleuvoir plus sérieusement. Le brasero manque de mettre le feu à mon manteau. Les militants se serrent sous l’auvent. Le moment pour moi de laisser les GJ à leur combat et de m’éclipser, enrichi de cette écoute…

D’abord l’écoute, avant l’analyse ou la préconisation. Un homme politique qui n’écoute pas ne peut tout simplement pas agir correctement.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Christophe Chomant - Social-Démocratie
  • : Actualités politiques du militant social-démocrate Christophe Chomant
  • Contact

Recherche

Archives